Discours prononcé par Georges Barbier Ludwig, conservateur du musée Roybet-Fould à Courbevoie, lors de l'inauguration de l'exposition : "Tourneurs d'art sur bois : Alain Mailland, Claudine Thiellet, Christophe Nancey" le 17 novembre 2010.
Christophe Nancey habite dans la Nièvre, région à la longue tradition forestière, avec ses collines qui incluent la partie occidentale du Morvan. Il réside à un jet de pierre de Clamecy le pays natal de Romain Rolland, notre prix Nobel de littérature 1916 ; Clamecy au très beau musée voulu par François Mitterrand afin d'y présenter les nombreux cadeaux reçu au cours de ses deux mandats présidentiels ; Clamecy, d'où partaient au fil de l'eau de l'Yonne puis de la Seine les trains de bois qui ont alimentés tout Paris en bois de chauffage jusqu'au 19ème siècle. Christophe Nancey a élu domicile dans un charmant petit village dont le nom lui était prédestiné comme peut l'être un costume taillé sur mesure: "Château du bois". Peut-on rêver appellation plus propice lorsqu'on vit "avec" et "par" le bois ? Il est dans l'isolement de cette belle campagne, le seigneur de Château du bois.
Christophe Nancey fait souvent figure d'enfant terrible parmi ses collègues tourneurs car il flirte constamment entre sculpture et tournage au point que ces deux disciplines s'interpénètrent. Mais dans ce dilemme, on constate que la sculpture a tendance à l'emporter ; l'homme a un besoin quasi viscéral de se mesurer, à mains nues, avec le matériau. Le tour, parfois, semble trop s'interférer, aussi l'artiste souhaite rétablir une proximité que favorise le ciseau du sculpteur. Un exemple probant de ce penchant nous est donné avec un grand panneau taillé dans un épais débit de cyprès de Lambert, bas relief qui a pour titre "Golgotha", c'est une représentation de la crucifixion aux trois croix ; mais on pourrait citer aussi bon nombre de panneaux polychromés où la sculpture domine.
Il est possible de relever quelques éléments propres à sa manière : le travail à la gouge, la permanence des traits orientés ou réunis en faisceaux , le bois laissé dans la nudité de ses fibres, juste revêtu d'une légère polychromie pour accentuer ses accidents ou les marques de l'outil. L'artiste entretient un rapport quasi charnel, sinon mystique, avec le bois, c'est la raison pour laquelle il préfère le travail à la gouge même s'il utilise d'autres procédés d'abrasion.
Par commodité, certaines pièces peuvent être regroupées sous l'appellation de "menhirs". Ces bois dressés tel des mégalithes, travaillés au tour, sont ensuite intégralement écrit à la gouge, c'est à dire sculptés de fines scarifications. Ces bois discrètement patinés prennent l'aspect d'une pierre, ou parfois, en raison du mouvement hélicoïdal qui les anime, d'un énorme coquillage qui serait par sa taille, un géant des mers. Un de ces bois a pour titre "Elévation". Il porte dans son tiers supérieur ce stigmate circulaire qui nous ramène aux antiques croyance et superstitions, sorte d'œil, trou central, cavité, vide qui peut être présence de la divinité ou marque de propitiation...
Parmi les sphères de la série des "Terra incognita" une œuvre référencées sous le numéro 5 mérite notre attention. Cette pièce, de 37 cm de diamètre, est déjà quelque peu extraordinaire, rapportée à la nature de son bois : du pin cembro. Dans cette pièce de tournage, l'artiste oppose l'extrême poli du bois avec sa teinte naturelle et son grain serré, aux rugosités d'un travail de reprise de la surface à la gouge où apparaissent une irruption de cratères, de sillons, de crevasses et de cours d'eau. Cette mappemonde d'une planète inconnue, nous ouvre la porte des expectatives, des conjectures et supputations, mais elle nous invite aussi plus surement aux rêves et autres cosmogonies de nos origines, thème qui a toute les faveurs de l'artiste.
Une autre pièce capte l'attention, elle a pour titre "Origine" ou "Evolution". Cette grande sculpture, qui conjugue tournage et bas relief, a été exécutée dans une loupe d'orme. Elle adopte la forme symbolique du cercle en s'inscrivant dans un large anneau métallique qui provient d'un fer d'assemblage de la margelle en pierre d'un puits nivernais. Comme son titre l'indique cette sculpture s'inscrit au cœur des interrogations quant aux diverses cosmogonies qui ont été élaborées par les civilisations pour expliquer les origines du monde, de la vie. Ces récits qui dans toutes les sociétés ont le mythe comme fondement, trouvent ici une agréable traduction où la poésie s'associe au passé d'un vieil orme pour suggérer l'éclosion de la vie ; un beau fragment d'ammonite dans sa belle forme circulaire, qui semble encore maculée de terre, transmet la vie à une nageoire de poisson et le relais passe enfin à l'air libre avec une plume, étape décisive de la vie qui quitte l'eau. Cette œuvre poétique est aussi une évocation des quatre éléments : l'eau, la terre, l'air et le feu ; le cercle devient évocation du perpétuel cycle de l'évolution. une discrète polychromie, qui n'étouffe pas la nature du bois, permet une lecture différenciée des composants de la sculpture. Ce spectaculaire fossile du 2éme millénaire après Jésus-Christ ne peut que nous remémorer l'extraordinaire biographie scientifique du professeur, docteur en philosophie et médecin allemand, Beringer (1667-1740), médecin personnel de l'évêque de Würzburg, qui publia en 1726 un important et somptueux in-folio consacré à ses découvertes de fossiles. En fait, ces fossiles étaient tous des faux qui avaient étés sculptés à la demande de deux érudits de Würzburg qui voulaient se moquer du caractère arrogant, prétentieux et hautain de Beringer. La supercherie fonctionna mieux que ne l'avaient espéré leurs auteurs mais, hélas! la farce se retourna contre eux puisque Roderick qui était professeur à l'université en fut exclu. Aujourd'hui ces faux fossiles désignés sous le nom de "lügensteine" pierres menteuses, sont conservées pour partie à l'institut géologique et au musée de Würzburg.
Il est vrai que certaines des pièces de Christophe Nancey semblent témoigner d'une certaine ancienneté, je pense notamment à la série des "Empreintes", ces bois striés aux fibres amenuisées jusqu'au percement, déchiqueté dans la structure de leurs fibres ; bois décharnés comme des transis de Ligier Richier (16éme siècle) ; Je pense aussi à la série "Terra incognita" et à "Golgotha", déjà mentionnés. Cette référence à des objets anciens tient probablement à de multiples facteurs :
- les scarifications, le travail de la gouge, les sillons qui renvoient à un travail d'usure, d'érosion proche des bois flottés ;
- aux patines où le cendré, le gris foncé et le gris pâle, mêlé parfois d'un peu de rose, donnent aux pièces un aspect qui semble avoir été modulé par la poussière du temps.
- Enfin dans des pièces comme les "Menhirs" ou les "Empreintes", mais aussi les "Terra incognita", se dégage quelque chose qui évoque un sacré antique, la forme génère un certain hiératisme ; d'ailleurs les "Empreintes", avec leurs stries divergentes à partir d'un centre laissé vide, s'apparentent étrangement à des ostensoirs.
Les créations de Christophe Nancey sont le reflet d'un homme du silence, de celui qui sait écouter les riens de la vie et qui parvient à les transmettre sans trop les perturber. C'est la raison pour laquelle, souvent, c'est le bois avec ses blessures et ses stigmates de croissance qui suscite le projet de l'artiste, allant parfois, comme pour un scribe, à lui dicter un dessein.
gbl.